Jean-Louis Chrétien (1952), professeur à la Sorbonne, semble fuir la notoriété. Auteur d’une vingtaine de livres, ce savant discret s’impose néanmoins comme une autorité intellectuelle.
En France, les philosophes sont souvent reconnus sur le tard. Lévinas passa presque inaperçu de son vivant : il n'était pas à la mode quand l'intelligentsia se souciait moins de l'homme que de l'histoire. Cette année, nous célébrons Simone de Beauvoir et, à tort, oublions Maurice Merleau-Ponty. Quant à Paul RicSur, lui aussi reconnu tardivement, il eut l'avantage de vivre vieux.
Il y aura toujours les philosophes moutons de Panurge et ceux, moins nombreux, qui vont brouter plus loin, plus haut. Ceux-là délaissent les embouteillages des autoroutes kantiens, nietzschéens ou marxistes pour des sentiers escarpés. Jean-Louis Chrétien est de cette catégorie. La seconde. Celle qui, à l'écart de l'agitation médiatique et des pensées rabâchées, finira par compter. Il fait de la discrétion une politesse, lui qui refuse d'être photographié et sait que « le moi est haïssable ».
Qui connaît Jean-Louis Chrétien ? Ses élèves, car il est professeur de philosophie à la Sorbonne (Paris-IV). Nombre de ses pairs, qui admirent son oeuvre. Les chrétiens exigeants, qui reconnaissent en lui un sourcier sur les terres bibliques. Tous ceux qui s'horripilent des petites avancées de la douce barbarie et veulent fréquenter des auteurs lestés d'une belle gravité. Et puis, surtout, la cohorte diffuse de ses lecteurs, qui mâchonnent les pages de ses livres et les ruminent en silence. Ces lecteurs-là, exigeants, lisent pour vivre et non se distraire, pour alimenter leur brasier d'âme et non se « changer les idées » : à force de se les changer, les idées, on finit par avoir celles de tout le monde, et donc de personne.
Que dit Jean-Louis Chrétien, qui rompit avec le marxisme, il y a plus de trente ans, pour se convertir radicalement au chris tianisme ? Depuis Lueur du secret, en 1985, il explore de livre en livre, vingt déjà, les échos de la parole en nous. Non pas la parole bavarde qui ne dit rien, mais celle qui nous touche aux entrailles et nous perce à vif. Cette parole vitale permet de se comprendre. Chrétien possède en effet une certitude : nous ne nous connaissons jamais vraiment et restons une question ouverte, avec un point d'interrogation fiché dans le coeur.
Cette certitude s'oppose frontalement aux modernes arrogants qui enferment l'homme dans des identités closes et font de ses multiples points d'interrogation des points finals.
Dans Saint Augustin et les actes de paroles (PUF, 2002), livre admirable, le philosophe apprécie à sa juste mesure l'écoute, la prière, la lecture, l'enseignement, le mensonge, la confession, et nous donne en quelque sorte un couteau suisse de la parole.
Toutes ces manières de parler sont autant de façons d'explorer notre âme. Nous l'éclairons. Elle nous éclaire. Car notre intimité possède une profondeur sans fond. Il y a toujours quelque chose après à découvrir, à connaître, à aimer. Là est L'Effroi du beau (titre d'un livre de Jean-Louis Chrétien, Editions du Cerf, 1997) : la beauté nous blesse en même temps qu'elle nous ouvre. Cela rejoint une conviction de saint Paul, selon lequel la force vient de la faiblesse.
Chrétien est de ceux qui croient que nous sommes plus beaux, plus profonds, plus intelligents, plus aimants que nous ne le pensons. Nous sommes en excès de nous-mêmes. Cet excès est un pari. Pari des promesses insoupçonnées et d'une soif d'avenir. Pari d'une beauté blessante à conquérir, comme Jacob lutte pied à pied avec l'ange. N'oublions pas, comme le disait déjà Rimbaud, que le combat spirituel est aussi brutal que le combat d'homme. Nous croyons pouvoir faire l'économie de ces combats-là. Erreur : ils existent bel et bien. Où ? Dans ce corps-à-corps essentiel entre la question et la réponse, la confiance et une assurance venue de plus haut que soi.
Le corps, en effet, est infusé de spirituel. Jean-Louis Chrétien (dans Symbolique du corps, PUF, 2005) en fait un « porte-parole ».
Le corps parle. Nous retrouvons là toute une théologie mystique du corps, bien oubliée, qui révèle, en lisant le Cantique des cantiques, le sens des dents, des cheveux, des yeux, des lèvres, du regard. Notre auteur la reprend en une vaste géographie du corps spirituel.
Pourquoi s'intéresser à la parole et à ses résonances en nous ? Par souci de sophistication intellectuelle ? Comme le font nos actuels Trissotin pédagogues, soucieux du jeu à l'infini des formes, au détriment du sens des mots ? Que nenni ! Pour Jean-Louis Chrétien, la parole engage, et toute réponse est une forme de responsabilité. La parole et l'éthique vont ensemble. « Répondre à quelqu'un », c'est aussi « répondre de ». Répondre de soi, d'un autre, de ses croyances ou allégeances. Et si nous retrouvions, ainsi, loin des paillettes, le sens de l'engagement et de cette « parole » que l'on donne et se donne pour l'avenir ?
Dans son dernier livre, Sous le regard de la Bible, le philosophe prend au sérieux la lecture des textes sacrés. Là s'opère, selon lui, une transfusion de sens. Comment ? Par une double lecture : nous lisons la Bible en même temps qu'elle nous lit. Dieu expire sa parole, et en l'inspirant l'homme se forme. Encore nous faut-il être attentifs. Cette attention va dans les deux sens.
Quand nous cherchons à comprendre l'Ecriture, nous nous comprenons nous-mêmes. Tout est là : dans ce miroir tendu à chacun, dans ce son biblique qui résonne en moi. Qui déchiffre se déchiffre.
Lire Jean-Louis Chrétien, le découvrir, c'est retrouver, avec lui, la seule gourmandise qui compte : celle de l'esprit.
http://www.lefigaro.fr/lef igaromagazine/2008/06/07/0 1006-20080607ARTFIG00084-q uand-un-philosophe-relit-l a-bible.php
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